Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke (quatrième lettre, 16 juillet 1903, extraits)
"Très cher
Monsieur Kappus, j’ai laissé longtemps sans réponse une lettre de vous. Non
certes que je l’eusse oubliée ; elle est de celles qu’on relit toujours quand
on les retrouve. Je vous y ai vu de tout près. Je parle de votre lettre du 2
mai ; vous vous en souvenez certainement. La relisant aujourd’hui dans le grand
calme de ces lointains, votre beau souci de la vie m’émeut encore plus qu’à
Paris, où tout résonne autrement et se perd dans le bruit assourdissant qui
fait vibrer toutes choses. Ici, où un pays puissant m’entoure, sur lequel
traînent les vents des mers, je sens que sur ces questions et ces sentiments
qui ont dans leur tréfonds une vie propre, nul homme ne saurait vous répondre.
Les meilleurs se trompent d’ailleurs dans leurs mots quand ils leur demandent
d’exprimer le subtil, parfois l’inexprimable. Je crois cependant que vous ne
resteriez pas sans réponses si vous vous teniez à des choses comme celles qui
refont actuellement mes yeux. Si vous vous accrochez à la nature, à ce qu’il y
a de simple en elle, de petit, à quoi presque personne ne prend garde, qui,
tout à coup, devient l’infiniment grand, l’incommensurable, si vous étendez
votre amour à tout ce qui est, si très humblement vous cherchez à gagner en
serviteur la confiance de ce qui semble misérable, – alors tout vous deviendra
plus facile, vous semblera plus harmonieux et, pour ainsi dire, plus
conciliant. Votre entendement restera peut-être en arrière, étonné : mais votre
conscience la plus profonde s’éveillera et saura. Vous êtes si jeune, si neuf
devant les choses, que je voudrais vous prier, autant que je sais le faire,
d’être patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre coeur.
Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui
vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez
pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que
vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit
précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions.
Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un
jour, dans les réponses."